Dans un arrêt du 18 décembre 2024 (Civ. 1ère , pourvoi n° 23-19.224), la Cour de cassation est venue préciser les obligations du juge français lorsqu’il applique un droit étranger en matière de concurrence déloyale et de parasitisme économique. Cette affaire, opposant le groupe SEB-Moulinex à plusieurs sociétés françaises et étrangères, portait sur des faits d’imitation de produits électroménagers et la violation d’une licence d’exploitation accordée à des entreprises égyptiennes.
Ce litige s’inscrit dans un contexte de relations commerciales internationales où la question de la loi applicable était centrale.
Contexte du litige et problématique de la loi applicable
L’affaire trouve son origine dans un accord conclu en 2002 entre le groupe SEB, repreneur des actifs de Moulinex, et de deux sociétés égyptiennes, Misr Intercommerce et Blendex Egypt. Cet accord prévoyait, pour l’une, l’exclusivité de la distribution des produits Moulinex en Égypte et, pour l’autre, une licence d’exploitation et de fabrication sous cette marque avec également le prêt de moules pour permettre la fabrication de produits.
Un contentieux s’est engagé à la suite de la cessation de ces relations commerciales.
Le groupe SEB reprochait notamment à Mienta France et à plusieurs autres sociétés des actes de concurrence déloyale et parasitaire. La cour d’appel de Paris a jugé le droit égyptien applicable. Elle a condamné les sociétés en cause à verser 3 millions d’euros au titre de la responsabilité civile pour concurrence déloyale, sur le fondement de l’article 66 du Code de commerce égyptien. Cependant, elle leur a également interdit de fabriquer et commercialiser certains produits litigieux, en se fondant cette fois sur la loi française.
Ce raisonnement a conduit la Cour de cassation à rappeler un principe fondamental du droit international privé : lorsqu’un juge applique un droit étranger, il doit en rechercher la teneur et en tirer toutes les conséquences.
L’application du droit étranger en matière de concurrence déloyale
La cour d’appel avait fait application du droit égyptien en considérant que la concurrence déloyale était régie par l’article 66 du Code de commerce égyptien. Ce texte réprime les comportements portant atteinte à la réputation d’un concurrent ou pouvant créer une confusion sur l’origine des produits, sans exiger l’existence préalable d’un droit privatif (brevet, marque, modèle).
Les requérantes contestaient cette analyse en reprochant à la cour d’appel d’avoir simplement repris l’un des avis juridiques contradictoires produits aux débats, sans rechercher elle-même la teneur exacte du droit égyptien. Toutefois, la Cour de cassation valide ici l’analyse des juges du fond, estimant qu’ils avaient correctement exercé leur office en appréciant souverainement la portée du droit applicable.
En revanche, la cassation intervient sur un point précis : la cour d’appel avait interdit aux sociétés de fabriquer et commercialiser les produits en cause en se fondant sur des motifs issus du droit français, alors même qu’elle avait jugé le droit égyptien applicable au litige. Or, en droit international privé, lorsqu’un droit étranger est déclaré applicable, le juge français ne peut pas en modifier la portée en y superposant des règles issues du droit français à moins que ces règles soient d’ordre public ou des lois de police.
📌 Rappel des principes de droit international privé
Cet arrêt est l’occasion de rappeler les principes applicables à la détermination de la loi gouvernant un litige international :
La loi applicable au contrat
- Conformément au Règlement Rome I (n° 593/2008), les parties à un contrat international sont libres de choisir la loi applicable à leurs relations contractuelles. En l’absence de choix exprès, la loi applicable est généralement celle du pays où est fourni la prestation caractéristique à moins que le contrat présente les liens les plus étroits avec un autre pays. (articles 3 et 4)
La loi applicable à la responsabilité délictuelle
- En matière de responsabilité extracontractuelle (concurrence déloyale, parasitisme), le Règlement Rome II (n° 864/2007) prévoit que la loi applicable est, en principe, celle du pays où le dommage s’est produit ou risque de se produire. (article 4)
Dans ce dossier, la concurrence déloyale étant invoquée à propos de faits survenus en Égypte, le droit égyptien a été retenu.
L’office du juge français face au droit étranger
- Lorsqu’un juge français reconnaît qu’un droit étranger est applicable, il a l’obligation d’en rechercher la teneur, avec le concours des parties si nécessaire. Il ne peut ensuite pas substituer le droit français pour une partie des demandes. C’est sur ce point que la cour d’appel a commis une erreur en prononçant une interdiction fondée sur le droit français alors qu’elle avait admis que le droit égyptien régissait le litige sur la concurrence déloyale.
📌 Un arrêt pédagogique sur l’application du droit étranger par une juridiction française
Cette décision illustre la nécessité pour le juge français d’appliquer de manière cohérente la loi étrangère qu’il reconnaît comme applicable. Si la Cour de cassation valide l’appréciation des juges du fond sur l’existence d’actes de concurrence déloyale selon le droit égyptien, elle sanctionne néanmoins l’incohérence d’une interdiction fondée sur la loi française. Les juges ne pouvaient évidemment pas appliquer la Loi Egyptienne pour une partie des demandes et le droit français pour une autre conséquence de la concurrence déloyale.
Lorsque le juge applique un droit étranger, il doit en rechercher la teneur et rendre une décision conforme à ce droit, sans y intégrer des solutions issues du droit français.
Cet arrêt rappelle ainsi aux praticiens l’importance d’une analyse rigoureuse du droit étranger dans les contentieux internationaux, particulièrement en matière de responsabilité délictuelle et de concurrence déloyale.
Cette décision est un nouvel exemple que le juge français peut parfaitement statuer en appliquant des droits étrangers. Une telle situation impose alors qu’il reçoive des parties des avis juridiques sur le droit qu’il doit appliquer.
Article rédigé par Olivier Vibert, avocat au Barreau de Paris, Kbestan