Perte de chance et office du juge : précisions fondamentales de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation

Arrêts de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation du 27 juin 2025 (pourvois n°22-21.146 et n°22-21.812)

La Cour de cassation, réunie en assemblée plénière le 27 juin 2025, a rendu deux décisions importantes (pourvois n°22-21.146 et n°22-21.812), apportant des éclairages décisifs sur la notion de perte de chance et l’étendue de l’office du juge dans le cadre d’une demande indemnitaire.

Contexte des décisions

Dans la première affaire (n°22-21.146), la SCI Les Baobabs reprochait au notaire de ne pas l’avoir informée des contraintes urbanistiques liées à un achat immobilier, ce qui avait compromis son projet immobilier initial. Le préjudice financier subi incluait des frais d’huisserie, des travaux de mise en conformité, des remboursements d’apports d’associés et une perte d’exploitation.

La Cour d’appel avait reconnu un manquement du notaire mais rejeté les demandes indemnitaires, estimant qu’elles relevaient d’une perte de chance que la société n’avait pas invoquée explicitement comme fondement (Rapport de Mme Bacache, pourvoi n°22-21.146).

Dans la seconde affaire (n°22-21.812), les faits étaient assez proches.

Une société Unipatis reprochait à son avocat de ne pas l’avoir informée sur la possibilité de lever une clause de non-concurrence lors d’un licenciement. La cour d’appel, tout en reconnaissant un manquement à l’obligation d’information et de conseil, avait rejeté la demande indemnitaire au motif qu’elle constituait une perte de chance que la société avait explicitement écartée, préférant demander une réparation intégrale du préjudice.

Les apports des décisions

La nature et la réparation de la perte de chance

Le rapport de Madame BACACHE souligne que la jurisprudence de manière constante juge au visa de l’article 4 du code de procédure civile que :

« le juge ne peut refuser de statuer, en se fondant sur l’insuffisance des preuves qui lui sont fournies par les parties » ou que « le juge ne peut refuser d’évaluer un dommage dont il constate l’existence dans son principe motif pris de l’insuffisance des preuves qui lui sont fournies par les parties »  (notamment 3ème Civ., 6 février 2002, pourvoi n° 00-10.543 ou 3ème Civ., 29 juin 2022, pourvoi n° 21-15.741, publié).

Madame BACACHE soulève encore dans son rapport que la perte de chance constitue un préjudice distinct mais dépendant du dommage final, caractérisée par la « disparition actuelle et certaine d’une éventualité favorable ». Ce préjudice est réparable proportionnellement aux chances perdues et ne peut jamais équivaloir à la réparation de l’entier dommage.

Dans les deux arrêts, l’Assemblée plénière affirme fermement que le juge ne peut refuser de réparer une perte de chance dont il a constaté l’existence au seul motif que la victime demandait une réparation intégrale et non une réparation sur ce fondement précis. Le juge a l’obligation de statuer sur l’existence même d’un préjudice qu’il constate, à condition d’avoir préalablement invité les parties à présenter leurs observations sur cette qualification éventuelle.

Ainsi, l’Assemblée plénière casse partiellement les arrêts rendus par les Cours d’appel de Limoges et de Versailles pour avoir refusé d’indemniser des pertes de chance pourtant constatées par elles, sous prétexte que les demandeurs n’avaient sollicité que des réparations intégrales de leurs dommages.

Ces deux décisions apportent une clarification sur le rôle du juge et l’office du juge.

Le juge doit réparer la perte de chance même si elle n’a pas été invoquée par la partie demanderesse dès lors qu’il en constate l’existence. Cette obligation découle de l’article 4 du code civil et des articles 4 et 5 du code de procédure civile.

Conséquences pratiques

  • Les juges doivent systématiquement inviter les parties à s’exprimer sur la qualification de perte de chance dès lors qu’une incertitude sur la réalisation du dommage est soulevée, même implicitement, dans les débats.
  • Les juridictions du fond doivent se conformer strictement à ce principe afin de garantir l’effectivité du droit à réparation des parties lésées.

Le juge ne pourra plus rejeter des demandes au prétexte qu’il est demandé la réparation intégrale du dommage au lieu d’une indemnité partielle motivée par la perte de chance.

Cette décision sera appréciée des personnes agissant en réparation de leur préjudice car elles ne pourront plus voir rejeter totalement leur demande au seul prétexte qu’elles n’ont pas demandé la réparation d’une perte de chance.

Article rédigé par Maître Olivier VIBERT, avocat au barreau de Paris et associé du cabinet Kbestan, cabinet en droit des affaires situé à Paris et Evreux.

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