Cass. 1re civ., 2 avril 2025, n° 23-11.456 – Renvoi préjudiciel à la CJUE
Dans un arrêt important du 2 avril 2025, la première chambre civile de la Cour de cassation a décidé de suspendre sa décision dans un contentieux de rupture brutale des relations commerciales établies, pour saisir la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) d’une question préjudicielle sur la nature – contractuelle ou délictuelle – de ce type d’action en droit de l’Union.
Un litige aux frontières du contrat
En 1995, la société française Héli-Union (aujourd’hui Sabena Technics Helicopters) avait noué une relation commerciale durable avec la société chypriote Ofsets Limited, en vue de la mise à disposition de personnels spécialisés dans l’aviation. Le contrat faisait référence au droit de l’île de Jersey.
En 2020, Sabena Technics met fin à la relation. Ofsets l’assigne alors devant les juridictions françaises, non pas sur le fondement contractuel, mais en se prévalant de l’article L. 442-1, II du code de commerce, relatif à la rupture brutale des relations commerciales établies, une disposition considérée en droit français comme une règle de nature délictuelle.
Loi applicable : un débat européen
Le cœur du litige réside dans la question de savoir quelle loi est applicable à cette action en responsabilité : celle de Jersey (choisie contractuellement), ou celle de la France (lieu de l’exécution de la relation et où la société française est implantée) ?
Tout dépend de la qualification juridique de l’action : si elle est contractuelle, c’est la loi choisie par les parties qui s’applique (Règlement Rome I) ; si elle est délictuelle, c’est la loi du lieu du dommage ou de celui ayant les liens les plus étroits avec la situation (Règlement Rome II).
Contractuel ou délictuel ? la Cour préfère poser la question
La Cour de cassation note que la jurisprudence de la CJUE est ambivalente.
La jurisprudence européenne sur ce sujet est aujourd’hui marquée par une tension entre deux arrêts clés : Granarolo (2016) et Wikingerhof (2020).
Dans l’affaire Granarolo, la CJUE avait opté pour une approche contractuelle en cas de relations commerciales établies tacites, où le comportement des parties, les échanges réguliers et la bonne foi étaient déterminants. Cette analyse reposait sur la nécessité d’interpréter la relation commerciale pour établir le caractère licite ou non de la rupture.
Toutefois, avec l’arrêt Wikingerhof, rendu en grande chambre en 2020, la CJUE s’est orientée vers une qualification délictuelle. Elle considère que lorsqu’une obligation légale indépendante du contrat est invoquée – en l’espèce, une obligation de droit de la concurrence –, l’action relève du domaine délictuel. La Cour insiste ici sur le caractère autonome de l’obligation légale qui fonde l’action, indépendamment des stipulations contractuelles.
La question est donc de savoir si l’arrêt Wikingerhof de 2020 constitue un revirement de l’arrêt Granarolo de 2016 ou si ces deux décisions sont au contraires complémentaires.
Pour lever cette incertitude, la Cour de cassation interroge la CJUE :
Une action fondée sur une disposition législative nationale sanctionnant une rupture brutale de relations commerciales établies (ici, l’article L. 442-1, II) constitue-t-elle une obligation délictuelle ou contractuelle au sens du droit de l’Union ?
En attendant la réponse de la CJUE, la procédure devant la Cour de cassation est suspendue.
Quels enseignements ?
Il faudra donc attendre cette réponse de la Cour de justice pour déterminer quel est le droit applicable en cas de rupture brutale de relations commerciales.
La rupture brutale de relations commerciales établies comme le rappelle très justement la Cour de cassation est une notion indépendante du contrat. Le délai de préavis raisonnable ne dépend pas du délai de préavis contractuellement fixé mais d’une analyse concrète de la relation commerciale (durée éléments concrets .
« La jurisprudence nationale a précisé, qu’en application de ce texte, l’auteur de la rupture engage sa responsabilité, non pas en raison de la rupture elle-même, mais du fait de la brutalité de cette dernière, laquelle s’apprécie indépendamment du respect du délai de préavis contractuel (Com., 6 mars 2007, pourvoi n° 05-18.121). Il est ainsi jugé de manière constante que « l’existence d’une stipulation contractuelle de préavis ne dispense pas le juge, s’il en est requis, de vérifier si le délai de préavis contractuel tient compte de la durée des relations commerciales ayant existé entre les parties et des autres circonstances » (Com., 20 mai 2014, pourvoi n° 13-16.398 ; Bull. civ. IV, n° 89 ; Com., 28 juin 2023, pourvoi n° 22-17.933).
Selon une jurisprudence tout aussi constante, la durée du préavis suffisante s’apprécie en effet au terme d’une analyse concrète de la relation commerciale, tenant compte de sa durée, du volume d’affaires réalisé et de la notoriété du client, du secteur concerné comme du caractère saisonnier du produit, du temps nécessaire pour retrouver un autre partenaire, en respectant, conformément à la loi, la durée minimale de préavis déterminée en référence aux usages du commerce, et de l’état de dépendance économique du fournisseur, cet état se définissant comme l’impossibilité pour celui-ci de disposer avec une autre entreprise d’une solution techniquement et économiquement équivalente aux relations contractuelles qui ont été rompues (Com., 26 avril 2017, pourvoi n° 15-23.078 ; Com., 24 octobre 2018, pourvoi n° 17-16.011).
Il serait donc logique de considérer qu’une telle action est délictuelle car elle ne nécessite pas l’interprétation du contrat.
C’est en ce sens que la Cour de cassation se prononce dans les litiges nationaux ou internationaux.
Dans le cadre d’un litige entre une société française et une société en dehors de l’union européenne il avait été, en effet, très récemment jugé que l’action était délictuelle ( 1ère Civ., 12 mars 2025, pourvoi n° 23.22-051). La Cour de cassation avait alors retenu la nature délictuelle de l’action.
cette décision était déjà commentée ici (https://frenchlaw.blog/2025/03/13/rupture-brutale-des-relations-commerciales-la-competence-internationale-francaise-fondee-sur-le-caractere-delictuel-de-laction/ ).
Il reste donc à savoir si en application des textes européens nous pouvons arriver à cette même qualification.
L’importance pratique de cette qualification
En terme pratique ceci aura un impact important. Si la procédure est délictuelle, la loi applicable sera celle de la victime de la rupture brutale. La juridiction compétente sera aussi plus facilement celle où est situé la victime de la rupture.
En présence d’une qualification contractuelle en droit européen, la victime de la rupture devra appliquer le droit défini par le contrat et également agir devant la juridiction désignée par le contrat.
Par Olivier VIBERT, Avocat à Paris, associé au sein du cabinet KBESTAN (www.kbestan.fr)